Une semaine après que le Festival international de jazz de Montréal ait annulé toutes les représentations du spectacle «SLĀV». La pièce de Robert Lepage et de Betty Bonifassi continue de faire couler beaucoup d’encre. Et cela ne dérougit pas non plus sur les réseaux sociaux. Plusieurs artistes et chroniqueurs sont venus en support de «SLĀV» en invoquant le droit à la liberté d’expression. Tandis que d’autres artistes accusent M. Lepage et Betty Bonifassi d’appropriation culturelle et offrent leurs supports aux manifestants.

Aujourd’hui, c’est au tour de Gregory Charles d’offrir son opinion sur la pièce. Mais contrairement au deux camps précédents, sa réflexion sur la controverse est ressemble beaucoup plus à un témoignage qu’une prise de position. En effet, l’animateur et musicien a partagé hier un touchant message sur sa page Facebook au sujet de son père qui est décédé dernièrement. Dans un puissant témoignage, Gregory fait un parallèle entre la vie de son père et ce qui se passe aujourd’hui. Un texte inspirant qui appelle au calme et au dialogue, et se termine avec une simple pensée: “l’amour et la liberté triomphent toujours”.

J’ai beaucoup pensé à mon père depuis quelques jours. Il me manque depuis son départ trop soudain. Mon père était un homme bon, juste et noble. Il était habité et animé par deux sources vives et irrésistibles: L’amour et la liberté. Et il était, en toutes occasions et en toutes circonstances un homme sensible. Si nous avions eu la chance de discuter ensemble de la controverse autour du spectacle Släv de Robert Lepage au Festival de Jazz ce mois-ci, il m’aurait sans doute rappelé qu’il ne sert à rien de polariser une situation avant d’y avoir réfléchi avec sa tête et d’avoir médité avec son coeur. “Sense and sensibility” m’aurait-il dit, rappelant le bouquin de Jane Austin. Puis il m’aurait raconté une de ses nombreuses histoires personnelles. Mon père est arrivé aux USA en 1962 pour y faire ses études universitaires. Il venait d’un pays, Trinidad, qui venait tout juste de déclarer son indépendance du Royaume Uni. Il arrivait aux U.S.A., un pays puissant, admiré, idéalisé où les tensions raciales étaient, cent ans après la guerre de sécession, intolérables. Dans plusieurs états, les Noirs étaient interdits dans les hôtels blancs, dans les restaurants blancs, devaient s’asseoir à l’étage dans plusieurs églises pour ne pas contaminer la population blanche, ne pouvaient pas s’asseoir dans les autobus, devaient utiliser des toilettes réservées pour les gens de couleur. Mon père, issu d’un pays noir, découvrait aux USA, le racisme systémique. En 62, il rencontre Martin Luther King, le pasteur et leader de la lutte pour les droits civils. C’est une année difficile pour Martin Luther King qui, menant de multiples manifestations pour que les Noirs aient accès à des lieux publics, à des bibliothèques, à des écoles et universités, est souvent arrêté et incarcéré.

Dans cette mouvance, mon père et un autre militant du mouvement de Martin Luther King, manifestent devant un théâtre de San Francisco qui interdit à cette époque l’accès aux Noirs. Les responsables du théâtre prétendent que si l’accès est accordé aux Noirs, la culture et la dignité de la clientèle blanche seront compromises. Mon père et son collègue sont arrêtés et incarcérés pour 3 jours. Les autorités affirment que le théâtre, une entreprise privée, a le droit d’agir ainsi et de choisir sa clientèle. Sortis de prison, sans jamais être accusés d’un crime, mon père et son collègue manifestent à nouveau et sont mis en taule pour 17 jours.

Mon père, après de sévères avertissements et des menaces d’expulsion, va tout de même poursuivre ses études aux USA, marchant régulièrement aux côtés de militants pour les droits civils et pour la liberté. En 65, il viendra livrer un message de Martin Luther King à Montréal puis, Dieu soit béni, il rencontrera ma mère au Copa Cabana sur Peel. Sa vie prendra alors la direction de l’amour.

Au début des années 2000, j’ai eu le privilège de jouer, en compagnie du brillant pianiste et acteur Jean Marchand, dans une pièce qui s’appelle Two Pianos Four Hands. Nos noms se sont retrouvés, pendant plusieurs mois, sur la marquise du même théâtre de San Francisco devant lequel mon père avait manifesté 40 ans plus tôt. Sortant du théâtre, le soir de notre première, je rencontre un homme noir qui me dit en anglais: ” es-tu le fils de Lennox Charles?”. Je lui répond fièrement que je le suis. Il me prend la main et me dit: ” Quand nous étions jeunes, ton père et moi, nous nous sommes battus pour que les gens comme nous, nos frères noirs, aient accès à ce théâtre et voilà que tu arrives ce soir, que tu es sur scène et que tout le théâtre se lève pour t’applaudir. Fiston, dis à ton père que nous avons gagné.”

Je pense beaucoup à mon père depuis quelques jours. Tout me fait penser à lui. Dans le contexte des derniers jours, mon père m’aurait dit qu’il ne faut pas polariser les choses, qu’il vaut mieux tendre la main. Il m’aurait dit que les gens, que les chroniqueurs, que les responsables qui manquent de sensibilité se réfugient toujours derrière les lois et la raison. Il m’aurait dit que la liberté d’expression est un droit fondamental mais que la reconnaissance de la souffrance et de l’existence de son prochain est un devoir absolu. Il m’aurait rappelé que l’Apartheid était légal mais injuste, que Nelson Mandela a été jugé et incarcéré 27 ans de façon légale mais injuste, que Louis Riel a été jugé puis trouvé coupable légalement mais d’une façon immorale et injuste. Il m’aurait rappelé l’Affaire Dreyfus. Il m’aurait dit que les blancs jouaient jadis des rôles de Noirs et d’Autochtones au cinéma et trouvaient la chose parfaitement normale. Il m’aurait rappelé qu’Elvis chantait Big Mama Thornton, que pat Boone chantait Little Richard et que dans les deux cas, ces appropriations ne furent reconnues que bien plus tard. Il m’aurait parlé de Jackie Robinson et de Dorothy Height. Il m’aurait dit d’être courageux et d’être patient. Et ce matin, prenant connaissance de l’assermentation de la première Mairesse noire de San Francisco qui souhaite s’occuper des démunis et des sans voix, il m’aurait dit, le sourire aux lèvres: “Tu vois, Gory, tôt ou tard, l’amour et la liberté triomphent toujours.”

Photo: Facebook / Gregory Charles