Entrevue menée par Irène Raparison

Lydie Dubuisson est une femme de théâtre accomplie qui n’a plus le temps de tourner en rond. Comme elle le dit elle-même, elle n’a plus 22 ans et le temps des soupes ramen est derrière elle. Aujourd’hui mère de famille, dramaturge et fière récipiendaire de la bourse VIVACITÉ du Conseil des arts et des lettres du Québec, Lydie Dubuisson parle en toute sincérité d’économie artistique (et de comment vivre de son art) ; d’incarnation de la voix de Dieu et de la voix de la femme noire sur les planches québécoises francophones ; et des sanctuaires modernes qui jalonnent notre vie en pleine pandémie.

I.R : En parcourant votre actualité, j’ai appris que vous aviez été confrontée, dans votre vie professionnelle, à deux situations causées par la pandémie. La première situation concerne votre pièce Quiet/Silence (Tableau d’Hôte Theatre et Mainline Theatre) qui devait être présentée à la fin du mois de novembre et qui a été malheureusement annulée ; la seconde concerne la pièce Underneath the lintel (Centre Segal), pour laquelle vous avez été assistant director, dont la performance a été livestreamée. Quels ont été les enjeux qui ont conduit ces deux pièces à connaître des conclusions différentes ?

L.D : J’ai assisté à plusieurs productions pendant la pandémie et ce que j’ai constaté, c’est le questionnement redondant et nécessaire autour de la sécurité des équipes. Pour Quiet/Silence, nous avons dû évaluer les risques sanitaires. Pour Underneath the Lintel, c’était différent car les équipes de François Girard avaient déjà de l’expérience en captation et étaient capables de déployer une solution adéquate. Il y a eu beaucoup d’annulations, dont celle de Quiet/Silence, qui ont été décidées à la suite de deux questions : « Se sent-on en sécurité en travaillant ensemble ? » et « Se sent-on toujours dans notre médium ? ». La pandémie nous a fait nous poser la question, à nous gens du théâtre, de jusqu’où on pouvait aller et ce que nous étions prêts à sacrifier. 

On se demandait régulièrement : « Fait-on de la fraude ? ». Parle-t-on toujours de théâtre quand une caméra retransmet ce qui se passe sur scène sur une plateforme ? Nous, les gens de théâtre, avons un attachement réel à l’interaction, au contact : être derrière le rideau, entendre le public prendre place, savoir que dans quelques instants quelque chose de vrai et de physique va se passer et va être partagé. La présence de la caméra ramenait sans cesse ce questionnement. Les choix ont été faits en fonction des philosophies de chacun.  

I.R : En plus de vous avoir affecté professionnellement, la pandémie vous a également atteint sur un plan plus personnel.

Oui. J’ai malheureusement perdu ma grand-mère à Pâques. Le centre funéraire limitait à six le nombre de personnes acceptées en avril. Ma mère n’a pas pu assister aux funérailles de sa propre mère parce qu’elle ne souhaitait pas exposer mon père qui est âgé de 80 ans. D’ailleurs, ma mère ne s’est pas encore rendue sur la tombe de ma grand-mère. Ceci est mon histoire, mais c’est aussi l’histoire de tout le Québec. Il y a des mères, des filles et des fils qui n’ont pas pu enterrer leurs gens. Certains ont dû assister à des funérailles sur Facebook.

I.R : L’impossibilité de participer à des rituels funéraires, pourtant cruciaux pour chaque individu. 

L.D : Exact. Il ne faut pas oublier que les rituels sont importants car ils nous ramènent à qui l’on est, et à ce que l’on est [NDLJ : des êtres pensants et sensibles].

I.R : Aborder l’idée de rituels m’amène à vous questionner sur la notion de sanctuaire explorée dans la pièce sur laquelle vous travaillez présentement (grâce au financement de la bourse VIVACITÉ). Dans Sanctuary/Sanctuaire, l’église fait office de lieu de refuge : elle est la maison de Dieu ; elle incarne une seconde maison familiale dans laquelle on opère des rituels religieux qui permettent de donner du sens à la vie, de donner du sens à la communauté ; elle représente une place de réflexion où l’on vient trouver des réponses à des questions. Avec la pandémie, certains lieux qui étaient de véritables sanctuaires ont été rendus inaccessibles (notamment, les centres funéraires). Où se trouvent les nouveaux sanctuaires dans lesquels on peut recréer des rituels, où l’on peut à nouveau faire sens ?

L.D : La pandémie nous aura ouvert les yeux sur les sanctuaires que l’on prenait pour acquis, notamment un sanctuaire comme l’a été l’église à un moment dans ma vie et comme l’est l’église dans Sanctuary/Sanctuaire. Lorsqu’on naît et on grandit dans une église, c’est le genre d’endroit que l’on prend pour acquis. Tu connais tout le monde. Les gens s’y marient, y présentent leur(s) bébé(s). Tout se passe là. L’église, c’est ta maison. C’est aussi ta communauté. Selon moi, on ne peut pas dissocier la notion de sanctuaire de la notion de communauté.

La pandémie nous a poussé à créer des sanctuaires modernes et à instaurer de nouveaux rituels. Ces sanctuaires modernes, nous avons dû les créer chez nous. Et en les créant chez nous, dans nos maisons, nous avons dû nous confronter à notre famille, cette autre communauté. Personnellement, j’ai fait le choix de faire de mes enfants ma priorité. Si je ne le faisais pas, j’aurais eu le sentiment de gâcher mon nouveau sanctuaire. 

I.R : Dans une entrevue pour le 50e anniversaire du Black Theatre Workshop, Quincy Armorer déplore le manque flagrant de représentation des récits et des vécus noirs sur les scènes de théâtre québécoise francophone. Dans Sanctuary/Sanctuaire, comment donnez-vous la voix à deux entités inaudibles sur la scène de théâtre québécoise : la femme noire et Dieu ?

L.D : Première chose : devenir artiste au Québec, c’est faire preuve d’une forme de bravoure. En analysant la scène québécoise, en voyant qu’il y avait peu de femmes noires sur scène, je me suis dit que ça allait être difficile, qu’il y aurait trop de murs à casser et que je n’avais pas assez d’énergie pour ça. Mais cette difficulté, c’était et ça demeure la raison pour laquelle je dois le faire. Mon histoire est tellement différente et tellement peu présente, que si je ne le faisais pas, mon histoire ne serait jamais racontée ou bien, elle serait mal racontée et je ne pourrais rien dire. J’articule et met en scène mon vécu, ma voix.

Dans Sanctuary/Sanctuaire, l’adolescente a une conversation avec Dieu, mais on finit par se rendre compte qu’elle converse avec elle-même. Finalement, Dieu, c’est nous (rires). Quand tu as une conversation avec Dieu, tu as une conversation avec ta conscience, avec ton instinct. Être sage et illuminé, c’est être capable de faire une introspection assez profonde pour s’offrir la réponse dont on a besoin. C’est s’écouter, donner de l’importance à sa voix intérieure. Dans l’église chrétienne, on encourage très peu les femmes à écouter leur instinct, sous prétexte de mieux entendre Dieu. Et soudainement, en abandonnant son instinct, on se rend compte que Dieu prend la voix du pasteur, des parents, des aînés. Sanctuary/Sanctuaire, c’est le récit d’une adolescente qui accorde de l’importance à sa voix intérieure.

I.R : Pour finir, parlons de la bourse VIVACITÉ du CALQ que vous avez obtenue. Elle vous a notamment permis d’embaucher des collaborateurs et d’accompagner l’élaboration d’une première lecture publique en anglais de Sanctuary/Sanctuaire, qui aura lieu le 15 janvier 2021 en Facebook Live et sur Youtube. Dans un tweet posté à la suite de l’obtention de la bourse, on a pu lire ceci : « La dramaturge Lydie Dubuisson est catégorique : l’obtention d’une bourse du #CALQ pour créer Sanctuary/Sanctuaire, s’est avérée être la plus belle validation de sa vie ». Pourquoi est-ce encore important d’obtenir une reconnaissance de la part d’une institution culturelle ?

L.R : Lorsque je parlais de « validation », je songeais plutôt à cette idée d’avoir réussi à faire tomber ce grand mur, parfois décourageant, qu’est le CALQ et les demandes de subventions. Tout le monde le sait, la première bourse est la plus dure à avoir. 

Je traîne dans les backstage de Montréal depuis 2000. J’ai commencé par faire du gospel, parce que c’est ce que je connaissais. Le gospel était mon point d’ancrage. Plus tard, j’ai fait des comédies musicales, j’ai enregistré un album. Cependant, j’atteignais un plafond de verre : je n’étais qu’un pion que l’on plaçait, je ne faisais que de l’entertainment. L’enjeu devenait alors le suivant : comment faire partie de l’économie artistique et comment vivre concrètement de son art ? J’ai repris des études universitaires pour comprendre comment tout ça fonctionnait. What was the big deal ?

Après mes études, j’avais en tête trois objectifs : je voulais que Playwright Workshop et Emma Tibaldo me connaissent ; je voulais que Black Theatre Workshop et Quincy Armorer me connaissent ; je voulais que Teesri Dunyia Theatre et Rahul Varma me connaissent. Les deux derniers sont les deux théâtres « bruns » et Playwright Workshop sont les gatekeepers des textes de théâtre qui sortent à Montréal. Si ces trois personnes influentes me connaissaient, alors j’allais avoir un système de support et l’intérêt de grandes institutions comme le CALQ. C’est très stratégique comme approche, mais je n’ai pas de temps à perdre et j’ai des gens qui dépendent financièrement de moi. 

Aujourd’hui, il n’y a rien de plus gratifiant que de pouvoir réussir à payer ses équipes, à pouvoir créer en toute sérénité et à ne plus avoir à faire de sacrifices. 

Lydie Dubuisson tiendra une lecture publique de Sanctuary/Sanctuaire le 15 janvier 2021 sur Facebook et sur Youtube, en collaboration avec le Black Theatre Workshop. 

Lydie Dubuisson entrera en résidence aux Théâtre aux Écuries pour poursuivre l’exploration de son texte Sanctuary/Sanctuaire. Sa résidence s’achèvera par une mise en lecture en français le 21 et le 22 mai 2021, si le contexte sanitaire le permet.